Le savoir et l’innovation sont liés. Oui, mais comment? Comment utiliser et capitaliser les savoirs dans l’organisation pour permettre l’innovation?
Dans cet article, nous allons identifier les caractéristiques du savoir, et les mécanismes de capitalisation de celui-ci, dans un cercle vertueux pour innover. Nous nous demanderons quels sont les modes d’apprentissage efficaces, qui favorisent l’innovation. Il s’agit ici de notions fondamentales. Les méthodes et choix stratégiques à mettre en place dans l’organisation feront l’objet d’un prochain article. L’impact de la structure et de la culture de l’organisation feront l’objet d’articles dédiés.
Tout d’abord, rappelons quelques définitions.
Savoir, connaissance, information… quelles différences ?
Une connaissance est une information¹ mémorisée² et interprétée. La connaissance est une étape de la transformation d’une information par l’intelligence : la mémorisation. Une même information pouvant donner lieu à plusieurs lectures, elle peut engendrer un ensemble de connaissances différentes, voire contradictoires.
Le savoir est la transformation de la connaissance, l’appropriation par la personne, qu’il soit ensuite mis en action par la personne ou non.
L’enjeu pour l’organisation est de capitaliser les savoirs individuels vers l’organisation, et de transférer à nouveau ces savoirs (boucle de rétroaction) de l’organisation vers l’individu. « A chaque étape, le savoir se transforme et évolue ; le savoir ne reste pas figé au fur et à mesure de sa transmission »³
Les savoirs sont multiples ; Peter Drucker identifie trois sortes de savoirs :
(Drucker, 1993) Au-delà du capitalisme – La métamorphose de cette fin de siècle10, p.199.
L’émergence de nouveaux savoirs se développe et se crée par imitation et apprentissage.
Dans une transformation vertueuse, la martingale consiste à créer de nouveaux savoirs et de l’innovation à partir de cette transformation.
Comme l’innovation au sein des organisations n’est pas innée, de nombreux obstacles doivent être franchis.
Les obstacles
Tout d’abord, à chaque étape, des informations sont perdues, le schéma ci-dessous montre que à chaque étape de transmission, le savoir résiduel n’est qu’un sous-ensemble du savoir de l‘étape précédent9.
Ce tableau illustre le propos de (Mintzberg, 2010) Le management – Voyage au centre des organisations9, p.146
Ensuite, le savoir est parcellaire et divisé.
Généralement, les individus au sein de l’entreprise sont habitués à la division du travail. C’est un héritage d’une époque où le travail à réaliser était répétitif, codifié et connu. Ils supposent que les problèmes opérationnels admettent une solution, et c’est au manager de trouver cette solution et de la mettre en œuvre (sa responsabilité). La logique consiste à faire remonter les indicateurs et à appliquer les consignes qui descendent ; la vision verticale de l’organisation va de soi et est intégrée par tous. Nos modèles mentaux sont donc structurés pour considérer « la division du savoir comme induite et normale ».
Comme le précise Martin Roulleaux-Dugage22 , « Aujourd’hui, l’enjeu n’est pas tant de réutiliser des connaissances que d’en créer de nouvelles (…) Le signe le plus marquant de cette division du savoir est la généralisation des relations transactionnelles de type client-fournisseur entre entreprises et entre départements d’une même entreprise. On les reconnait dans (…) la codification contractuelle des relations internes matérialisées par des documents : spécifications fonctionnelles, prévisions de ventes, fiche d’entretien annuel… Les outils informatiques de type ERP codifient ces relations entre départements et renforcent le caractère transactionnel.»
(Roulleaux Dugage, 2008) – Organisations 2.0 – Le knowledge Management nouvelle générations22, p.33
Pour savoir comment lever ces obstacles, étudions d’abord des exemples de création de nouveaux savoirs.
Des exemples
Nous allons illustrer l’émergence de nouveaux savoirs au travers de deux exemples : la bibliothèque d’Alexandrie et Wikipedia.
L’exemple de la bibliothèque d’Alexandrie permet d’illustrer d’une manière simple le mécanisme de transmission et diffusion du savoir. Les acteurs y sont des intellectuels (experts) seuls habilités à réaliser ces tâches. Grâce à Internet, n’importe quel individu peut contribuer à un projet collaboratif, comme c’est le cas par exemple pour l’encyclopédie Wikipédia. Au sein de l’entreprise, cette configuration où tout collaborateur peut contribuer à un projet collaboratif interne s’applique également.
La Bibliothèque d’Alexandrie ou la mémoire du savoir
Jean-Pierre Bouchez, dans « Les nouveaux travailleurs du savoir »11 (p.63-66), illustre le mécanisme de création du savoir à partir de l’exemple historique de la bibliothèque universelle d’Alexandrie. Elle avait pour ambition l’accès au savoir total, ce qui a fait d’Alexandrie « la capitale du savoir jusqu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne. (…) la décision politique et intellectuelle de rassembler en un même lieu tous les livres de la terre, présents ou passés, grecs ou ‘barbares’ (…) constitue l’exemplarité de cette bibliothèque. (…) dans une dynamique ternaire (…) : le temps de la quête des livres, celui de la création et celui de la transmission du savoir. ».
Il cite Christian Jacob et les analogies avec la gestion de la connaissance d’aujourd’hui :
- Le temps de la quête des livres et le classement (saisie et codification)
- L’espace associé à la création du savoir (l’espace de la bibliothèque accessible aux intellectuels pour l’acquisition du savoir, la création de textes nouveaux dont les significations dépendent de leurs nouvelles formes)
- La transmission et la diffusion du savoir
Christian Jacob, Lire pour écrire : navigation alexandrine – Le pouvoir des bibliothèques12
L’exemple de Wikipedia
Wikipedia est un projet autogéré : Des millions de personnes contribuent au contenu de l’encyclopédie. N’importe quel internaute peut devenir contributeur. Les contributeurs rédigent de nouveaux articles et corrigent les articles existants et améliorent le contenu.
La crédibilité des articles publiés est certaine, comme en témoigne l’étude publiée en 2005 dans Nature (Giles, 2005). Elle démontre que la fiabilité des articles est comparable à celle de l’Encyclopaedia Britannica. Cette étude a été réalisée sur la base de 50 articles scientifiques.
On peut constater également qu’un même sujet dans 2 langues différentes, lorsque le nombre de contributeurs est très supérieur dans une langue, est plus complet dans son traitement et plus fiable. Ceci peut se vérifier entre l’anglais et le français, où les articles Wikipedia en anglais sont souvent plus exhaustifs.
Dès lors que les conditions sont réunies, on peut confirmer que la création de nouveaux savoirs et nouvelles idées, est possible, ceci d’une manière efficiente.
Certains doutent de l’intérêt et de l’efficacité des projets collaboratifs dans la sphère internet, et a fortiori au sein des entreprises.
Alors posons-nous la question. Les projets collaboratifs sont-ils efficaces et ont-ils un intérêt?
Les enjeux de la collaboration dans la sphère internet
La collaboration dans le contexte de l’Internet, implique de nombreux individus, souvent amateurs, et se démarque de la contribution que pourrait apporter un travail d’experts.
Face au manque d’expertise et la médiocrité supposée des contenus du Web 2.0, Michael Gorman est optimiste : « La tâche devant nous est d’étendre dans le monde numérique les vertus de l’authenticité, de l’expertise, et l’appareil scientifique telles qu’elles ont évolué au cours des 500 années depuis l’invention de l’impression, ces vertus étant souvent absente durant l’ère du manuscrit qui a précédé l’ère de l’impression » (11 juin 2007).
La création de nouvelles idées à partir d’échanges collectifs est-elle plus efficace qu’un travail individuel d’experts sur le sujet concerné ?
La question est importante, car on pourrait supposer que les individus, dans une volonté d’exprimer leur point de vue, ralentissent ou sapent la création des nouvelles idées, que quelques experts du sujet pourraient rapidement faire apparaître. Dans le contexte du Web social, Andrew Keen affirme que « le Web 2.0 regorge de données et d’opinions individuelles quel que soit le sujet ou le contenu, il devient le culte du narcissisme numérique et de l’amateurisme, et sape ainsi la qualité d’expertise des idées véhiculées (…)». Andrew Keen défend avec quelques autres l’idée selon laquelle la culture internet et du Web 2.0 a une tendance avilissante de la culture ; elle saperait l’autorité des experts et le travail des professionnels.
Le contenu numérique, dès lors que des amateurs interviennent, est-il alors médiocre et sans valeur ?
Andrew Keen met en avant la possible médiocrité de l’expression et la créativité individuelle. Il s’agit d’une part d’un jugement de valeur, dans la mesure où la médiocrité sera définie par rapport à un référentiel de valeurs définies par « les experts du sujet ». Une expression critiquée un jour par les tenants de l’expression du dogme officiel pourrait constituer le nouveau paradigme, l’idée innovante qui deviendra l’expression dominante future. D’autre part, sa position reflète aussi que l’expression et la créativité individuelles sont forcément plus faibles, que celles qui émaneraient d’une communauté portée par un projet collectif. Dès lors, il est envisageable de penser qu’un projet collectif d’ « amateurs » peut aboutir à une innovation bien supérieure qu’un collectif limité à quelques experts.
Pour étayer cette affirmation, prenons l’exemple de Linux : Tapscott & Williams13 rappellent qu’ « au départ, on qualifiait volontiers les développeurs de Linux d’idéalistes, de marginaux, de pirates et d’anarchistes. Pour les médias grand public, les projets open source relevaient du bricolage d’amateurs bénévoles sans orientations ni responsables. Ses détracteurs les plus puissants profitaient de cette image pour expliquer que le logiciel libre était incapable d’égaler la qualité, l’intégration, la perfection d’un logiciel propriétaire. »
Lorsque des projets collaboratifs sont initiés, avec des structures communautaires soumises à des règles internes qui leur sont propres, comme les communautés Linux, les projets open source, ou Wikipedia, le terreau de la création des savoirs est présent et permet des innovations majeures.
A ce sujet, Tapscott & Williams13 indiquent que « toutes les communautés du libre possèdent des processus hautement structurés et hiérarchiquement dirigés pour gérer l’assemblage fastidieux d’une infinité de contributions fragmentaires. C’est l’équilibre entre auto-organisation et direction hiérarchique qui permet de tirer parti d’un réservoir de talents extraordinairement diversifiés tout en réussissant l’intégration rigoureuse qu’exige quelque chose d’aussi complexe qu’un système d’exploitation. »
(Tapscott & Williams, 2007) « Wikinomics. Comment l’intelligence collaborative bouleverse l’économie »13., p.322.
Pour conclure ce focus sur les projets collaboratifs utilisant et capitalisant le savoir, les projets collaboratifs qui réussissent ont en commun un équilibre entre l’auto-organisation qui permet l’émergence des idées et les processus structurés et hiérarchiques qui permettent l’assemblage des contributions pertinentes et la cohérence du résultat produit.
En outre, ils font appel à des talents diversifiés et répartis partout dans le monde.
Abordons maintenant la question de savoir comment le savoir se créée, et comment il est capitalisé au niveau de la communauté de collaboration, ou au niveau de l’organisation.
La spirale de création des savoirs
La création des nouveaux savoirs est réalisée suivant le mécanisme nommé la spirale de création des savoirs. L’interaction des connaissances tacites et explicites permettent la création des connaissances organisationnelles et l’émergence de l’innovation.
La spirale de création des savoirs est développée par Nonaka et Takeuchi (1995) (Nonaka & Takeuchi, 1997) – « La connaissance créatrice – La dynamique de l’entreprise apprenante »14., p.93 et suivantes.
Ce cycle de conversion est décrit comme suit :
- La conversion de la connaissance tacite6 vers la connaissance explicite7 est appelée extériorisation.
- Ces connaissances explicites sont recombinées pour créer de nouvelles connaissances explicites7.
- La conversion de la connaissance explicite7 vers la connaissance tacite6, appelée intériorisation constitue l’apprentissage individuel.
- La socialisation (de tacite à tacite) est le processus d’apprentissage (« en faisant ») de la connaissance tacite6 en tant que connaissance tacite6 par le partage d’expériences.
Les interactions entre tacite et explicite sont réalisées par les individus.
Le savoir peut être détenu par l’individu (savoir individuel) le groupe ou la communauté (savoir collectif), ou l’organisation (savoir organisationnel). La spirale de création des savoirs fait qu’il se transmet à ces trois niveaux.
Nonaka et Takeuchi précisent que « quand les connaissances tacites et explicites interagissent (…), une innovation émerge. La création de connaissances organisationnelles est une interaction continue et dynamique entre connaissances tacites et connaissances explicites. »
Nonaka et Takeuchi (1995) (Nonaka & Takeuchi, 1997) – « La connaissance créatrice – La dynamique de l’entreprise apprenante »14., p.93
La connaissance de l’organisation est alimentée par les connaissances tacites6 des individus. Elle mobilise les connaissances tacites individuelles par l’extériorisation et la socialisation pour les cristalliser à des niveaux ontologiques supérieurs. Une organisation n’est pas en mesure de créer de connaissances par elle-même.
Voici ci-dessous une catégorisation des types de savoirs (tacite6, implicite8, explicite7) en fonction de qui le détient (individu, communauté, organisation) :
L’organisation qui souhaite innover et apprendre doit favoriser l’apprentissage organisationnel, l’explicitation des connaissances tacites individuelles et l’intériorisation des connaissances organisationnelles.
Pour identifier comment favoriser l’apprentissage organisationnel, identifions les conditions requises.
Les conditions permettant la création des connaissances organisationnelles
Nonaka et Takeuchi14 indiquent que 5 conditions sont nécessaires pour que l’organisation enclenche la spirale de création des savoirs :
- L’intention : La stratégie organisationnelle cherche à développer ses capacités à « acquérir, créer accumuler et exploiter les connaissances ».
- L’autonomie : « Tous les membres de l’organisation doivent se voir autorisés à agir de façon autonome (…). En les autorisant à agir de façon autonome, l’organisation peut augmenter ses chances d’introduire des opportunités inattendues. L’autonomie augmente ainsi la capacité offerte aux individus de se motiver eux-mêmes pour créer de nouvelles connaissances. (…) Les idées originales émanent d’individus autonomes, se diffusent dans l’équipe et deviennent, alors des idées organisationnelle.(…) une telle organisation est plus susceptible de maintenir une plus grande flexibilité et d’acquérir, interpréter et relier les informations ».
- La fluctuation : La fluctuation et le chaos créatif « stimulent l’interaction entre l’organisation et le chaos externe. (…) Quand la fluctuation est introduite dans une organisation, ses membres sont confrontés à une rupture des routines, des habitudes et des schémas cognitifs. (…) Quand nous nous retrouvons face à une telle rupture, une opportunité nous est offerte de reconsidérer notre pensée et notre perspective fondamentale. (…) Une rupture demande que nous tournions notre attention vers le dialogue comme moyen d’interaction sociale, nous aidant à créer de nouveaux concepts. Ce processus ‘continu’ de questionnement et de remise en question des prémisses par les membres de l’organisation encourage la création de connaissances organisationnelles. (…) Le chaos est généré de façon naturelle quand l’organisation fait face à une crise réelle (…) Il peut être créé intentionnellement (…) appelé ‘chaos créatif’ [il] accentue la tension dans l’organisation et focalise l’attention de ses membres sur la définition du problème et la résolution de la situation de crise. (…) La direction générale utilise souvent les visions ambigües (ce qu’on appelle l’ambigüité stratégique) et crée intentionnellement une fluctuation dans l’organisation. ». Cette fluctuation permet l’émergence d’une ambigüité interprétative.
- La redondance : La redondance ou le « recouvrement intentionnel d’informations » accélère le processus de création des savoirs. Elle « permet aux individus de franchir les frontières fonctionnelles et de fournir des conseils ou de nouvelles informations issues de perspectives différentes. (…) La redondance conduit à ‘l’apprentissage par intrusion’ dans chaque sphère de perception de l’individu. (…) Même dans une organisation strictement hiérarchique, les informations redondantes aident à construire des canaux de communication non usuels. » Les flux d’échanges utilisés ne passent pas par les flux hiérarchiques ni les procédures officielles spécifiées par l’organisation. « (…) Une autre façon de créer la redondance dans l’organisation est d’avoir recours à la ‘rotation stratégique’ du personnel, en particulier dans des domaines différents de technologie ou de fonctions tels que la R&D et le marketing. Une telle rotation aide les membres de l’organisation à comprendre leur activité en se basant sur une variété de perspectives rendant de ce fait les connaissances organisationnelles plus fluides et plus aisées à mettre en pratique. ». Cette rotation stratégique peut être mise en œuvre par la mobilité interne.
- La variété requise : « La diversité interne d’une organisation doit permettre de rencontrer la variété et la complexité de l’environnement afin de faire face aux défis qu’il présente. Les membres de l’organisation peuvent composer avec un grand nombre de contingences si ils disposent de la variété requise qui peut être améliorée en combinant l’information différemment, de façon flexible et rapidement en fournissant un accès égal à l’information qui se trouve dans l’organisation. »
(Nonaka & Takeuchi, 1997) « La connaissance créatrice – la dynamique de l’entreprise apprenante14 », p.96 et suivantes.
Par conséquent, quelles seraient les conséquences stratégiques pour l’organisation ?
Les choix stratégiques pour la création des connaissances organisationnelles
Certaines des cinq conditions sont à forte connotation culturelle. L’aspect culturel des organisations apprenantes et innovantes sera abordé dans un article dédié.
L’analyse des cinq conditions permettant la création des connaissances organisationnelles permet de définir les choix stratégiques suivants pour la direction de l’organisation :
- Développer les capacités à acquérir, accumuler, et exploiter les connaissances pour l’organisation.
Condition associée : L’intention
- Utiliser l’ambiguïté stratégique pour créer intentionnellement de la fluctuation dans l’organisation
Nonaka et Takeuchi citent l’exemple du directeur général de Nissan Yutaka Kume, dans « La connaissance créatrice – la dynamique de l’entreprise apprenante14 », p.103.
Condition associée : La fluctuation
- Favoriser la mobilité interne pour assurer un recouvrement des informations et des compétences et accélérer le processus de création des savoirs.
Condition associée : La redondance
- Favoriser la diversité (recrutement des collaborateurs) pour faire face à la complexité de l’environnement.
Condition associée : La variété requise
- Définir et développer le sens de l’utilité et de la responsabilité de l’organisation (Recherche de vision et mission, culture positive, cohésion interne). L’organisation qui favorise l’autonomie, la fluctuation et la variété favorise un chaos qui n’est créatif qu’à la condition que le sens, la vision et la mission de l’organisation soit clairs.
Conditions associées : L’autonomie ; La fluctuation ; La variété requise
Comment mesurer le savoir créé dans l’organisation?
L’article « Savoir et économie, une clé pour l’innovation ?« , dans son chapitre « économie du savoir », précise que le savoir n’est pas quantifiable.
Cependant, Jean-Pierre Bouchez, sans pour autant donner une « formule » de calcul du savoir, propose une échelle de hiérarchisation du savoir en fonction de la valeur pour le bénéficiaire.
(Bouchez, Le management invisible – Autour des travailleurs du savoir, 2008)16 »,, p.250
Lors de la définition des termes savoir et connaissance (chapitre Savoir et connaissance), une partie de ce processus a été décrit. Cette hiérarchisation (adaptée) est présentée ci-dessous :
Cette hiérarchisation peut être utilisée pour catégoriser les savoirs et les compétences détenues par les collaborateurs ou disponibles dans les communautés ou l’organisation.
Ces savoirs, tant qu’ils ne sont pas mis en action, restent potentiels. C’est la mise en action qui permet l’expression de ce potentiel.
Certaines organisations ont développé des outils prenant en compte à la fois les deux dimensions financière et intellectuelle (capital humain), comme par exemple le navigateur Skandia.
Skandia est une entreprise multinationale spécialisée dans l’assurance et les services financiers.
Le navigateur Skandia utilise « les principes de la Balanced Scorecard »17 et dispose de « 91 indicateurs » permettant d’identifier les « véritables valeurs » de l’organisation. Il prend en compte des événements comme « la satisfaction client, la signature de nouveaux contrats, la rotation du personnel, la perte de savoirs »17.
Source : (Françoise Rossion, 2008)- Transferts des savoirs – stratégies, moyens d’actions, solutions adaptées à votre organisation17, p.43.
Abordons maintenant la mise en action du savoir, pour lui permettre d’exprimer son potentiel.
Le savoir en action
Tout savoir n’est pas forcément utile ou efficace du point de vue de l’entreprise. Ce qui intéresse l’entreprise, c’est sa traduction en actions, son utilisation pour une meilleure efficience.
D’après Pfeffer et Sutton18, la capacité de transformer le savoir en action explique la différence de performances entre firmes.
(Pfeffer & Sutton, 1999) Knowing « What » to Do Is Not Enough: TURNING KNOWLEDGE INTO ACTION18 – California Management Review Vol. 42 Issue 1 p.83-108
D’une part, l’individu détenteur du savoir qui ne met pas en pratique son savoir ne le valorise pas. D’autre part, il ne suffit pas d’accumuler la connaissance en collectant des informations et en les stockant sur un support ; Le savoir est ainsi inerte tant qu’il n’est pas traduit en action et n’a pas exprimé ainsi sa valeur.
La spirale de création des savoirs implique que l’organisation et les individus mettent en action les savoirs acquis, tout en réfléchissant aux actions mises en œuvre14.
(Nonaka & Takeuchi, 1997) « La connaissance créatrice – la dynamique de l’entreprise apprenante »14 , p.103.
Favoriser la mise en action est bénéfique pour l’apprentissage des savoirs. Chris Argyris19 évoque la notion d’apprentissage en simple boucle (les acteurs détectent une erreur et se contentent de la corriger) et l’apprentissage en double boucle (pour non seulement corriger l’erreur mais aussi modifier la manière de penser).
L’action qui génère un échec devrait être analysée et corrigée. Il est donc nécessaire que l’organisation autorise le droit à l’erreur et la reconnaissance de l’échec.
Ce comportement est contrintuitif, parce que, comme l’explique Chris Argyris20, « les individus, face à un problème ou une décision, ont spontanément tendance à adopter une même attitude, visant à garder le contrôle et sauver la face. Ces routines défensives, universellement répandues, sont le principal obstacle au changement. »
Propos issu de « Savoir pour agir. Les obstacles à l’apprentissage organisationnel »20 , Interéditions, 1995. ; repris par (Collectif, 2005) Les organisations, Etats des savoirs 20 p.263
Mis en œuvre par Toyota, l’apprentissage en double boucle et le droit à l’erreur se concrétisent par l’amélioration continue (kaizen) avec la méthode des cinq Pourquoi et par la réflexion systématique (hansei).
Nous allons décrire ces deux mécanismes dans le chapitre suivant : Le modèle Toyota.
Le modèle Toyota
Le modèle Toyota, pour certains de ses principes, illustre l’organisation apprenante. Il est aussi appelé Toyota Way et correspond à la démarche interne de Toyota.
Il est constitué de 14 principes regroupés en 4 catégories, les 4P :
- Philosophie
- Processus
- Partenaires / ressources humaines
- Problèmes (résolution de…)
D’après (Liker, 2009), « Le modèle TOYOTA, 14 principes qui feront la réussite de votre entreprise »21, résumés p.49
Parmi ces 14 principes, certains concernent notre thème de l’organisation apprenante (1 ; 6 ; 10 ; 11 ; 14).
Plus spécifiquement, le quatorzième principe des principes organisationnels Toyota est énoncé ainsi :
« Devenez une entreprise apprenante grâce à la réflexion systématique (hansei) et à l’amélioration continue (kaizen) »21
(Liker, 2009)« Le modèle TOYOTA, 14 principes qui feront la réussite de votre entreprise »21
Ce 14ème principe fait appel à la méthode des cinq Pourquoi, qui fait partie de l’amélioration continue (kaizen).
La méthode des cinq Pourquoi permet d’identifier la cause profonde qui se cache derrière un problème.
Ce 14ème principe s’appuie également sur Hansei.
Hansei concerne :
- la responsabilité individuelle, dans le sens apprentissage et progression et s’oppose à une culture de sanction de l’échec,
- la réflexion systématique et la reconnaissance de ses faiblesses dans le but de l’apprentissage organisationnel.
D’après (Liker, 2009) Le modèle TOYOTA, 14 principes qui feront la réussite de votre entreprise 21, p.317 et suivantes.
Un exemple concret
La mise en action des apprentissages d’une manière décentralisée et itérative, accélère les boucles d’apprentissage de l’organisation. La comparaison General Motors et de Honda illustre bien cette différence :
Quand le culte du décideur fait perdre des clients
Chez HONDA, dans les années 1990, le cycle de conception d’une nouvelle voiture durait quatre ans contre sept ans chez GM. La différence s’expliquait par le processus de développement. Chez GM, il était linéaire et comportait de nombreux jalons de validation par des décideurs. Chez Honda, il était plus décentralisé et itératif, et en comportait peu. Ainsi, au bout de seize ans, GM pouvait mener deux itérations d’apprentissage sur les projets passés, alors que Honda pouvait en faire le double. La qualité de la conception des voitures était nécessairement en faveur de Honda, qui apprenait plus vite de ses erreurs. On aboutissait alors à ce paradoxe selon lequel l’application d’un processus conçu précisément pour garantir un niveau de qualité élevé à court terme entraînait sur la durée l’effet rigoureusement inverse, observation fréquente que Peter Senge a abondamment commentée dans son livre ‘La cinquième discipline’. On retrouve ce syndrome dans beaucoup de décisions d’entreprise qui partent du principe que si les résultats à court terme sont bons, les résultats à long terme le seront aussi. C’est pourquoi le management court-termiste – dit « pragmatique » – est toujours peu ou prou fondé sur l’effort, car le surcroît ponctuel d’énergie apporte toujours des résultats positifs incrémentaux sans qu’il soit nécessaire de se poser trop de questions de fond.
Extrait de (Roulleaux Dugage, 2008), Organisation 2.0 – Le knowledge management nouvelle génération 22, p.24.
Ce qu’il faut retenir
L’apprentissage au niveau de l’organisation passe par l’exploration – « trouver mieux à faire », ou par l’exploitation – « faire mieux ce que l’on fait ». L’organisation doit osciller entre les deux méthodes : « une entreprise qui ne se consacre qu’à l’exploitation améliore une technique de plus en plus obsolète ; une organisation qui ne fait qu’explorer se lamentera probablement de ne jamais recueillir les fruits de ses découvertes ».
(March, 2002) Entretien avec James G. March ; Sciences Humaines n°123, janvier 2002, propos recueillis par Evelyne Jardin³.
Le savoir au niveau de l’organisation est inscrit dans la culture, les procédures, les normes. La trajectoire que l’entreprise veut donner au savoir organisationnel est du ressort de la stratégie.
Les projets collaboratifs qui réussissent ont en commun un équilibre entre l’auto-organisation qui permet l’émergence des idées et les processus structurés et hiérarchiques qui permettent l’assemblage des contributions pertinentes et la cohérence du résultat produit.
Bien plus que les connaissances acquises, c’est la capacité d’apprentissage de l’organisation qui est cruciale. Les connaissances acquises sont le résultat de cet apprentissage. La mise en action de ces connaissances agit sur la compétitivité de l’organisation et lui procure un avantage concurrentiel. La création de nouveaux savoirs et leur mise en action devient un choix stratégique : devenir une organisation apprenante.
L’organisation apprenante est capable de « se régénérer continument grâce à la variété des connaissances, des expériences et des compétences individuelles et grâce à une culture qui encourage les débats et les défis au travers d’une vision commune ou d’une intention partagée ».
Définition du Stratégique (Johnson, Scholes, Whittington, & Fréry, 2008) 23
L’organisation apprenante va faire en sorte que les 5 conditions qui permettent d’enclencher la spirale de création des savoirs soient présentes en mettant en œuvre des options stratégiques.
L’organisation apprenante va se focaliser sur les processus de création et de transformation des connaissances, au travers des liens entre l’individu et le groupe, et sur la conversion de la connaissance tacite6 en connaissance explicite7, puis de son intériorisation par les individus (voir le chapitre sur la spirale de création des savoirs). Elle va mettre en place l’apprentissage en double boucle, et va mettre en action le savoir acquis pour permettre l’expression de sa valeur potentielle. Pour cela, elle peut utiliser la méthode des petits pas (kaizen), la méthode des 5 pourquoi, le hansei, et certains principes du modèle Toyota qui favorisent l’apprentissage organisationnel.
Les caractéristiques culturelles de l’organisation apprenante seront approfondies dans un prochain article.
Conclusion
L’organisation apprenante focalise et améliore sa capacité d’apprentissage et prend soin de mettre en action ses savoirs acquis. Pour cela, elle doit simultanément :
- autoriser l’auto-organisation
- mettre en œuvre des processus structurés dans l’apprentissage organisationnel, l’explicitation des connaissances tacites individuelles et l’intériorisation des connaissances organisationnelles
- favoriser la mise en action des apprentissages d’une manière décentralisée et itérative
- développer les cinq conditions à l’apprentissage organisationnel : l’intention, la fluctuation, la redondance, la variété requise, l’autonomie. Pour y parvenir, elle met en œuvre les options stratégiques ci-dessous
- Définir et développer le sens de l’utilité et de la responsabilité de l’organisation (Recherche de vision et mission, culture positive, cohésion interne)
- Mettre en avant l’intention stratégique de développer les capacités à acquérir, accumuler et exploiter les connaissances pour l’organisation
- Utiliser l’ambigüité stratégique
- Favoriser la mobilité interne pour assurer un recouvrement des informations et des compétences et accélérer le processus de création des savoirs
- Favoriser la diversité (recrutement des collaborateurs) pour favoriser les nouvelles idées et permettre la plasticité organisationnelle qui peut faire face à la complexité de l’environnement.
- Reconnaître le droit à l’erreur
Stéphane ROSSIGNOL
Stéphane ROSSIGNOL, titulaire des droits autorise toute exploitation de l’œuvre, y compris à des fins commerciales, ainsi que la création d’œuvres dérivées, dont la distribution est également autorisé sans restriction, à condition de l’attribuer à son l’auteur en citant son nom.
(1) Une information est la représentation abstraite d’un fait, indépendamment de sa manifestation concrète. C’est une image de la manifestation concrète d’un fait dont elle est indépendante.
(2) La mémorisation, est l’action de traitement de l’information qui intègre sa perception et/ou son décodage, puis son interprétation et/ou traduction. Elle n’est pas exclusive d’une autre perception ou interprétation.
(3) (March, 2002) Entretien avec James G. March – Sciences Humaines 123.
(4) Le savoir est la transformation de la connaissance, l’appropriation par la personne, qu’il soit ensuite mis en action par la personne ou non.
(5) Une connaissance est une information mémorisée donc interprétée. La connaissance est une étape de la transformation d’une information par l’intelligence : la mémorisation. Une même information pouvant donner lieu à plusieurs lectures, elle peut engendrer un ensemble de connaissances différentes, voire contradictoires.
(6) La connaissance tacite est personnelle, non formalisée, non communiquée et relève d’une image mentale de l’individu, d’un savoir-faire concret, des habiletés issues de l’expérience et résultant d’apprentissages en action, qui les rendent difficiles à formaliser et communiquer.
(7) La connaissance explicite est transmissible dans un langage formel, codifiée et diffusable. Elle est stockée dans des bibliothèques, documents, archives.
(8) La connaissance implicite est celle que l’on refuse de formaliser, parce que le coût de formalisation serait trop élevé (l’interlocuteur considère que l’on sait de quoi l’on parle).
(9) (Mintzberg, 2010) Le management – Voyage au centre des organisations
(10) (Drucker, 1993) Au-delà du capitalisme – La métamorphose de cette fin de siècle
(11) (Bouchez, Les nouveaux travailleurs du savoir – Knowledge Workers, 2004)
(12) Christian Jacob., Lire pour écrire : navigation alexandrine – Le pouvoir des bibliothèques
(13) (Tapscott & Williams, 2007) « Wikinomics. Comment l’intelligence collaborative bouleverse l’économie »
(14) Nonaka et Takeuchi (1995) (Nonaka & Takeuchi, 1997) – La connaissance créatrice – La dynamique de l’entreprise apprenante
(15) Claire Beyou (2003) – Manager les connaissances – Du Knowledge Management au développement des compétences de l’organisation
(16) Jean-Pierre Bouchez (2008), Le management invisible – Autour des travailleurs du savoir
(17) Françoise Rossion (2008)- Transferts des savoirs – stratégies, moyens d’actions, solutions adaptées à votre organisation
(18) Jeffrey Pfeffer & Robert I. Sutton – The Knowing-Doing Gap: How Smart Companies Turn Knowledge into Action
(19) (Chris Argyris, 2008) « Quand la bonne communication fait obstacle à l’apprentissage », dans « Les Meilleurs Articles de la Harvard Business Review sur le management du savoir en pratique », Éditions d’Organisation, 2008
(20) Chris Argyris – « Savoir pour agir. Les obstacles à l’apprentissage organisationnel », Interéditions, 1995. ; repris par (Collectif, 2005) Les organisations, Etats des savoirs
(21) Liker, (2009), « Le modèle TOYOTA, 14 principes qui feront la réussite de votre entreprise »
(22) Martin Roulleaux Dugage (2008) – Organisations 2.0 – Le knowledge Management nouvelle génération
(23) Stratégique (Johnson, Scholes, Whittington, & Fréry, 2008)